Re: Faire évoluer la fantasy ? -est-ce seulement possible- ?

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Des écrits de Tolkien aux premières éditions de D&D, la fantasy a souvent repris sans distance les codes raciaux et hiérarchies hérités du XIXe siècle : peuples intrinsèquement “bons” ou “mauvais”, races définies par leur nature plutôt que leurs choix. Rien d’exceptionnel à l’époque, mais ces schémas ont persisté dans l’imaginaire collectif.
Rien que sur la partie " peuples intrinsèquement ...", c'est un vieux dossier qui n'a pas attendu les polémistes et qui n'a pas de réponse courte (sauf pour ceux qui savent les arguments sans que je les cite), et Tolkien a été accusé d'à peu près tout par des lecteurs ou pseudos lecteurs d'idéologies variées.

Enormément de ces accusations laissent présager une méconnaissance ou une malhonnêteté intellectuelle (ou de la paresse, je fais souvent la confusion).

En très court, Tolkien n'a pas décrit un seul peuple intrinsèquement bon ou mauvais, que ce soit les hobbits ou les elfes ; pour citer Gandalf, même Sauron n'a pas toujours été mauvais.

Re: Faire évoluer la fantasy ? -est-ce seulement possible- ?

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Oui c'est vrai concernant le fait que ce n'est pas aussi manichéen qu'on le dit souvent. Par contre à titre personnel, même si j'admets que je suis pas hyper calée sur Tolkien donc je peux me tromper, à première vue le côté raciste me parait quand même flagrant. Je prendrais un seul exemple qui me semble le plus évident à priori : les Orcs. Ils sont décrits comme avec une peau sombre (problème assez classique de le vilain est forcément obscur et noir ce qui perpétue un biais diabolisant qui associé au racisme du monde réel comme c'est répété un peu partout fini par créer un à priori négatif raciste envers les gens à la peau sombre), un nez épaté, de grandes bouches, de petits yeux et un prétendu "type mongol" (je ne vois pas comment ce point précis peut être pris autrement que du racisme). En plus avec l'aspect souvent dépeints comme une large foule peu individualisée de sauvages abrutis avec une langue qui est dénigrée dans le texte. Contrairement aux peuples "gentils" qui ont des langues beaucoup mieux traitées et des cultures et histoires qui semblent à priori bien plus fouillées. On pourrait voir ça comme juste diaboliser le peuple adverse aux protagonistes pour faire de la lutte bien vs mal relativement classique mais avec la peau sombre et la référence non occidentale explicite comme ça, ça fait quand même très raciste comme description. Après je sais que la fantasy ultérieure parfois a amélioré le portrait des Orcs, World of Warcraft par exemple mais on peut pas dire ça de la version d'origine, je crains. Après je suis curieuse de tes contre arguments sur ça et ça veut pas dire que Tolkien n'ait pas un immense intérêt sur d'autres aspects. Et peut être aussi que comme je connais plus les films que les livres en toute honnêteté comme pas mal de gens, une partie du souci vient plutôt des choix de représentations de Peter Jackson mais de ce que je me souviens du livre ça m'avait l'air d'y être aussi à cause de ça.
La fantasy est uni-âge. Vous pouvez vous y mettre à la crèche, et elle vous suit jusqu'à la mort.
Terry Pratchett.

Re: Faire évoluer la fantasy ? -est-ce seulement possible- ?

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Yuna a écrit : sam. 15 nov. 2025 12:26 à première vue le côté raciste me parait quand même flagrant. Je prendrais un seul exemple qui me semble le plus évident à priori : les Orcs. Ils sont décrits comme avec une peau sombre (problème assez classique de le vilain est forcément obscur et noir ce qui perpétue un biais diabolisant qui associé au racisme du monde réel comme c'est répété un peu partout fini par créer un à priori négatif raciste envers les gens à la peau sombre), un nez épaté, de grandes bouches, de petits yeux et un prétendu "type mongol" (je ne vois pas comment ce point précis peut être pris autrement que du racisme).
Le point essentiel est qu'il y a ce que Tolkien a vraiment écrit, et ce que les illustrateurs (peintres et réalisateurs) ont montré.
Il y a quantité de choses que Tolkien, expert en détails, n'a pas écrit, qui pourtant paraissent couler de source ; la couleur de cheveux de Legolas et Gimli ? Jamais indiqué.
La couleur de peau des orques ? Un exemple d'un traqueur à la peau noire en Mordor, avec des indications qu'il y avait de nombreuses tribus et autant de différences d'apparence.
La lettre 210, qui commente un script et donne l'occasion à Tolkien de préciser plein de choses, notamment que les orcs n'ont pas le bec d'un rapace car ils sont "trapu, large, nez plat, *sallow-skinned*, avec de larges bouches et des yeux inclinés : en fait des versions dégradées et répulsives des types mongols (pour les Européens) " (je traduis sommairement, je n'ai pas la VF sous la main).
et donc, c'est le mot "sallow" qui nous renseigne : peau blême, cireuse, pâle, jaunâtre, terreux, terne.

Et comme tu as cité cette description mais que tu as écrit "peau sombre" (ce qui n'est pas incompatible, brillant et sombre ne sont pas des couleurs), il paraît juste d'évoquer la lettre 290 dans laquelle il est expressément indiqué que les orcs ne sont pas irrémédiablement mauvais (ainsi que d'autres lettres où il passe beaucoup, beaucoup de temps à réfléchir à ce qu'est un orc, s'il a une âme, que se passe-t'il quand il meurt, et j'en passe, pour quelqu'un qui n'aurait que survolé cette culture sans la fouiller autant voire plus que les autres.

Et j'en termine pour ce soir sur l'aspect des orcs de type "horde mongole, les Huns d'Attila" : c'est une manière très 2025 de considérer que décrire l'assaillant qui meugle des insanités en coupant des têtes avec les mots qui permettent de le représenter serait du racisme.

Il est différent, et ça se voit. Il y a un légionnaire romain aux Champs Catalauniques, on peut le décrire ; face à lui, un Hun, on peut le décrire aussi. Chacun, s'il survit, racontera comment l'autre avait une sale tête d'étranger.

Comme l'a dit un grand philosophe "l'ennemi est stupide, il croit que c'est nous l'ennemi, alors que c'est lui."

Et comme le point de vue d'une histoire est toujours orienté (à un moment ou à un autre), comme Tolkien n'a pas montré le point de vue des orcs menant préparatifs et vie sociale avant de partir en croisade libératrice (puisque le but de Sauron, faut-il le rappeler, c'est la paix universelle en supprimant la guerre), nous ne savons des orcs que les bribes que Sam a entendu (livre 5, ch.9) et les orcs ont des propos peu amènes envers les peuples de l'Ouest. Comme s'ils les détestaient sans les connaître vraiment, mais ils ont plein de préjugés.

Ensuite, je ne dis pas, entre illustrateurs, cinéma, jeux, nombreux sont ceux qui ont fait des catégories avec des personnages de fiction, au point qu'on en oublierait que chez Tolkien, le Bien et le Mal ne sont pas lié à un peuple en général (même les elfes et les hobbits peuvent être corrompus...les maiar aussi, et les ents).

édit après avoir retrouvé l'extrait que je cherchais, pour ceux qui ont le Reader's guide (Hammond-Scull)
"Tolkien com­mented that 'to us evil and ugliness seem indissolubly allied. We find it difficult to conceive of evil and beauty together' (*Tree and Leaf, p. 59). He therefore gave the Orcs a (to him) unlovely appearance, but implicitly allowed that this was not an absolute standard of beauty, and others might judge differently. If he were writing today, at a time of greater appreciation (or at least discussion) of diversity and racial sensitivity, he might well have chosen a more fantastic description which could not be related to any actual people. One might ask why Tolkien even included such a race of beings in his mythology; to which T.A. Shippey has replied: 'there can be little doubt that the orcs entered Mid­dle-earth originally just because the story needed a continual supply of enemies over whom one need feel no compunction (The Road to Middle-earth (2nd edn. 1992), p. 207)."

Re: Faire évoluer la fantasy ? -est-ce seulement possible- ?

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Considérer que le traitement des orcs par Tolkien relève du racisme, c'est avoir la vue assez courte. Recontextualisons.

En 1944 (alors qu'il écrivait Le Seigneur des Anneaux), Tolkien a écrit à son fils Christopher : "Les Uruk-ai ne sont qu'une figure de rhétorique. Il n'existe pas de vrais Uruks, c'est-à-dire des gens rendus mauvais par la volonté de leur créateur ; et seulement très peu qui soient trop corrompus pour être au-delà de la rédemption (bien que, je le crains, il faille admettre que certaines créatures humaines semblent au-delà de la rédemption à moins d'un miracle particulier, et qu'il y a probablement un nombre anormalement élevé de ces créatures en Allemagne et au Japon – mais ces malheureux pays n'ont certainement pas le monopole : j'en ai rencontré, ou pense l'avoir fait, dans le vert et agréable pays d'Angleterre.)" (Lettre 78).
Quelque temps plus tôt (lettre 66), Tolkien avait déjà employé cette métaphore avec une valeur morale, et non raciale, pour encourager son fils Christopher à conserver son intégrité dans le milieu militaire où il était appelé : "Une mission au final funeste. Car nous essayons de vaincre Sauron avec l'Anneau. Et nous réussirons (semble-t-il). Mais le prix à payer est, comme tu le sais, de faire de nouveaux Sauron, et de lentement transformer en Orques les Hommes et les Elfes. Non pas que dans la réalité les choses soient aussi nettes que dans une histoire, et nous avons pris le départ avec de nombreux Orques à nos côtés. […] Et voilà où tu en es : un Hobbit parmi les Urukhai."

Aux yeux de Tolkien, l'orc est un symbole de la brutalité, de la corruption et de la pulsion de mort. D'ailleurs, il n'a pas inventé le mot, il l'a repris. Les Orcs sont cités au vers 112 de Beowulf, avec les ents et les elfes :
"Eotenas and ylfe and orcneas".
Or Tolkien a traduit Beowulf et l'a enseigné pendant des années à Oxford. Il a glosé ce vers dans son cours. En vieil anglo-saxon, les orcs sont des démons. Leur nom est sans doute à rapprocher d'Orcus, le dieu latin de la mort, qui a donné le mot "ogre". Les orcs sont donc davantage des figures mythologiques de la mort et de l'entropie qu'une image raciste.
Mais alors, pourquoi leur imaginer une physionomie vaguement mongole ? Tout simplement parce que Tolkien est médiéviste et qu'il connaît très bien l'horreur que fut le déferlement des hordes mongoles. Les Mongols de Gengis Khan et de ses successeurs étaient des génocidaires, d'une férocité difficile à concevoir. Un seul exemple : la prise de Bagdad par Houlagou Khan en 1257. Au terme d'une dizaine de jours de siège, le calife Al-Mutasim se rend. Houlagou Khan fait alors massacrer la population : selon les estimations, entre 200 000 et un million de morts en une semaine. (Chaque soldat mongol devait tuer entre huit et dix personnes.) Houlagou Khan force le calife à assister au massacre, à la destruction des mosquées et de la grande bibliothèque de Bagdad, puis il le fait torturer et piétiner par des chevaux. C'est sur cette politique de terreur que les Mongols avaient fondé leur expansion : ils étaient connus pour laisser, au sens propre, des pyramides de crânes de leurs ennemis massacrés jusqu'au dernier. C'étaient d'authentiques génocidaires : ils ne se contentaient pas de tuer les populations, ils détruisaient aussi leur culture, comme en atteste la ruine de Bagdad.
Quand Tolkien attribue des traits mongols à ses Orcs, il le fait par métonymie de cette férocité guerrière. Il ne pense pas aux Mongols contemporains, mais exploite le souvenir des hordes de Gengis Khan et de ses successeurs. Faire une relecture raciste des traits mongols des orcs, c'est tout bonnement commettre un faux sens.