Je reproduis ci-dessous ce que j'ai noté ailleurs :J'ai relu récemment
Salammbô, de Gustave Flaubert.Je l'avais lu il y a une vingtaine d'années. À l'époque, je l'avais dévoré en une journée et je m'étais dit : "Waouh ! Mais Flaubert est un des inventeurs de l'heroic fantasy !" Depuis, j'en avais conservé quelques souvenirs : l'incipit célèbre, le vol du zaïmph, les lions du temple de Moloch, l'assaut des mercenaires contre la muraille, le dénouement… Mais l'essentiel de l'œuvre était devenu bien nébuleux. Finalement, je suis retourné à Carthage. "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar."Cette seconde lecture ne m'a pas secoué comme la première, mais elle m'a agréablement réveillé quand même. Je me retrouve assez dans l'appréciation qu'en avait donnée Baudelaire : "Beau livre plein de défauts…" Quels défauts à mes yeux ? En vrac : beaucoup de caractères très minces, orientalisme de bazar, érotisme pompier (Salammbô et son serpent), hésitation singulière entre le registre épique et la concision des historiens antiques dans les récits de bataille. Toutefois, mes réserves sont peu de choses face au monument que reste le roman pris dans sa globalité.Étrangement,
Salammbô n'est ni un roman réaliste, ni un roman historique. Certes, Flaubert s'est documenté pendant des années. Il a lu tous les historiens antiques, les archéologues et les orientalistes des XVIIIe et XIXe siècles, les historiens de l'histoire militaire ; il a relu la
Bible de fond en comble pour aller chercher des indices sur les civilisations phénicienne et punique ; il a passé un mois, sur place, à étudier le site de Carthage en Tunisie. Sacré travail préparatoire, à la mesure de son auteur. Mais à partir du moment où il maîtrise sa matière, Flaubert ne s'y soumet pas : il l'adapte à son propre caprice. Il spécule sur des monuments qu'il admet lui-même peu probables à une époque aussi haute, comme l'aqueduc de Carthage ; il déforme des noms propres comme Narravas modifié en un Narr'Havas plus exotique ; il invente des péripéties à la guerre, comme le double siège de Carthage ; il concentre au cours du siège absolument toutes les machines de siège inventées par la poliorcétique hellénistique, ce qui est très improbable (sans quoi les mercenaires auraient sans doute pris Carthage). Salammbô elle-même est un personnage purement fictif, qui s'avère être la scorie d'un projet de roman égyptien, que Flaubert avait abandonné parce que Théophile Gautier lui avait grillé la politesse en publiant
Le Roman de la Momie en 1858. On m'objectera que "faire de beaux enfants à l'histoire" est une spécificité du roman historique, ce dont je conviens volontiers. Et pourtant, je persiste à penser que
Salammbô n'est pas un roman historique. Tout y est trop. L'hénaurmité flaubertienne s'est emparée de son sujet, et lui donne une ampleur qui annule son historicité. Malgré les batailles parfois elliptiques, nous sommes dans le mythe et dans l'épopée.Attention, cependant : il ne s'agit nullement de l'épopée homérique ; il s'agit d'une épopée très XIXe siècle. Dans l'hommage posthume que Maupassant publia dans la presse après la mort de son mentor, il écrivit que contrairement aux idées proférées par la critique, Flaubert n'était pas un réaliste, mais un romantique. Il voyait juste.
Salammbô est un drame romantique. Il en a la violence, l'outrance, la naïveté, la volonté délibérée de choquer le bourgeois. Quand Baudelaire voulut publier ses poèmes, il conçut d'abord le projet d'intituler son recueil
Les Lesbiennes ; il disait alors qu'il voulait un "titre pétard", pour qu'il explose à la gueule du bourgeois.
Salammbô est un roman pétard. Tout y est conçu pour exploser à la gueule du bourgeois : son étrangeté, son gigantisme, son érotisme, sa cruauté - car c'est un roman extrêmement violent : on y mutile des éléphants et des hommes, on y crucifie des lions et des hommes, on y sacrifie des enfants, on y massacre des dizaines de milliers de combattants, on y casse les jambes de prisonniers qu'on jette dans des fosses à merde, on y arrache le cœur d'un héros, on y pratique l'anthropophagie… Pourtant, Flaubert se dira "un peu blessé" quand Sainte-Beuve le présentera comme un disciple de Sade. Et je le crois sincère : Flaubert évoque les horreurs de la guerre, mais l'horreur n'est pas son sujet - et ce, malgré la chute très brutale du roman. Je ne crois pas qu'il y ait de perversion dans l'œuvre : il fait la peinture du mal, il ne l'exalte pas. La Beauté, qui reste l'objectif du roman, dépasse, et de loin, le simple ébranlement de la sensibilité. Flaubert peint une catastrophe, et pour que la catastrophe soit complète, il s'agit aussi de décrire l'horreur. Mais son roman a une vocation plus tragique que pornographique - la sexualité, du reste, n'y est jamais explicitée - et c'est vraiment faire un contresens que d'y voir du sadisme.
Salammbô, c'est avant tout l'ivresse d'une Grande Dionysie punique. Exotisme, ébranlement des sens, crépuscule convulsif : dans l'histoire du XIXe siècle,
Salammbô m'apparaît comme le trait d'union singulier entre le romantisme de
La légende des Siècles et la décadence d'
A rebours.Tout cela, c'est bien joli, me direz-vous. Mais quid de l'heroic fantasy ? Eh bien précisément, elle vient se nicher dans la provocation, le "mauvais goût", l'outrance. Elle n'est pas constante dans le fil du roman, mais elle apparaît çà et là, en fragments si éclatants qu'elle saute aux yeux du lecteur contemporain. La Carthage de Flaubert est si énorme, si riche, si cruelle, si proche de la catastrophe qu'on n'est pas très loin de Melniboné ; le duo formé par Mâtho et Spendius, les circonstances rocambolesques du vol du zaïmph, c'est la préfiguration de Fafhrd et du Souricier gris ; et certains passages sont déjà complètement howardiens. Voici deux exemples, pour le plaisir.
► Afficher le texte
Tout d'abord, dans le chapitre XIII, intitulé Moloch, voici Mâtho en train de percer les défenses carthaginoises :"Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une hache à double tranchant, et avec sa grande épée dans les deux mains s'était précipité par la brèche, impétueusement. Comme un émondeur qui coupe des branches de saule, et qui tâche d'en abattre le plus possible afin de gagner plus d'argent, il marchait en fauchant autour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir par les flancs, il les renversait à coups de pommeau ; quand ils l'attaquaient en face, il les perçait ; s'ils fuyaient, il les fendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos ; il recula d'un bond contre une porte et les écrasa. Son épée s'abaissait, se relevait. Elle éclata sur l'angle d'un mur. Alors il prit sa lourde hache, et par-devant, par-derrière, il éventrait les Carthaginois comme un troupeau de brebis. Ils s'écartaient de plus en plus, et il arriva tout seul devant la seconde enceinte, au bas de l'Acropole. Les matériaux lancés du sommet encombraient les marches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu des ruines, se retourna pour appeler ses compagnons."Si l'on distingue dans les comparaisons une influence homérique, qui ne perçoit aussi Conan se frayant une voie parmi ses ennemis ?
Deuxième extrait, tiré du chapitre XIV,
Le Défilé de la Hache.
► Afficher le texte
Hamilcar a crucifié des émissaires mercenaires :"De l'autre côté de la ville, d'où s'échappaient maintenant des jets de flammes avec des colonnes de fumée, les ambassadeurs des Mercenaires agonisaient.Quelques-uns, évanouis d'abord, venaient de se ranimer sous la fraîcheur du vent ; mais ils restaient le menton sur la poitrine, et leur corps descendait un peu, malgré les clous dans leurs bras fixés plus haut que leur tête ; de leurs talons et de leurs mains, du sang tombait par grosses gouttes, lentement, comme des branches d'un arbre tombent des fruits mûrs, - et Carthage, le golfe, les montagnes et les plaines, tout leur paraissait tourner, tel qu'une immense roue ; quelquefois, un nuage de poussière monté du sol les enveloppait dans ses tourbillons ; ils étaient brûlés par une soif horrible, leur langue se retournait dans leur bouche, et ils sentaient sur eux une sueur glaciale couler, avec leur âme qui s'en allait.(…)Au milieu de leur défaillance, quelquefois ils tressaillaient à un frôlement de plumes, qui leur passait contre la bouche. De grandes ailes balançaient des ombres autour d'eux, des croassements claquaient dans l'air ; et comme la croix de Spendius était la plus haute, ce fut sur la sienne que le premier vautour s'abattit. Alors il tourna son visage vers Autharite, et lui dit lentement, avec un indéfinissable sourire :-"Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca ?"- "C'étaient nos frères !" répondit le Gaulois en expirant."Comment ne pas penser que Howard, dans Une sorcière viendra au monde, ne s'est pas inspiré de Spendius crucifié, harcelé par un vautour, quand il décrira Conan crucifié tuant le vautour venu l'attaquer ?
Je ne suis pas certain que Flaubert aurait apprécié ce parallèle entre son roman et la fantasy, mais le lien me semble malgré tout très séduisant et assez évident.[Edit] Une remarque, quand même :
Salammbô n'est pas du roman populaire. C'est une lecture qui se mérite ; mais elle vaut largement l'effort.