Gloutons & Dragons - Ryôko Kui

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« - Salut !
« - Ah ! Voilà un regard qui me plait ! »
« - Profond, introspectif, chargé de curiosité et de prétention. Un vrai lecteur de Manga avide de série conclue, au-delà de la culture de l’instant. Cela tombe bien, j’ai un truc pour toi, là sur l’étagère. Et histoire que ton horizon d’attente se casse pas trop la gueule, j’ai pris une valeur sûre.
« - Netflix a payé une adaptation qui couvre le début, c’est pour te dire si c’est pas non plus une perle rare sortie du fin fond de Hipster-land. Mais avant, je vais te raconter une histoire. »

« - Cela se passe en 1974. C’est l’histoire de deux mecs, Gary et Dave, qui ont créé le jeu le plus inclusif du monde. Venant de la simulation militaire (« Wargame »), ils proposent un jeu qui n’oblige pas à acheter des figurines, au-delà des reconstitutions militaires, un jeu où il faut coopérer pour réussir. Ce jeu, qui est beaucoup plus grand public que ce que raconte les savants à 2 balles de la culture populaire, s’appelle Donjons et Dragons (D&D). Quand je parle de populaire, c’est par rapport aux wargames souvent ultra confidentiels et monomaniaques.
« - Néanmoins, les conventions de wargames étaient les premiers lieux où populariser D&D. Et comme les tables étaient limitées en temps et pour plusieurs groupes de joueurs successifs, il a fallu créer des aventures appelés des « Killer Dungeon ». Genre Tomb of Horror (1975), où il faut descendre dans une structure souterraine avec chaque pièce et étage numérotés dans un ordre très « parcours d’obstacle ». Histoire de quantifier la réussite du groupe de joueurs et de compter des points comme dans 'Les Nazis VS les Gentils, 1944' ou 'le Monopoly' ».

« - Et voilà, c’est à cause de ça qu’on se tape toutes ces saloperies d’Isekai et autres 'Fantasy Gamifiées' » médiocres. »
« - Sauf que, heureusement, il y a d’autres campagnes D&D qui respectent l’intention de départ, avec un bon alliage Worldbuilding et GameDesign, comme Tomb of Annihilation (2017) et sa gestion de la résurrection. »
« - Et c’est cet esprit qu’on retrouve dans l’intégrale de Gloutons et Dragons, un des meilleurs Modules D&D sortis du Japon. »


La plupart des gens identifient Gloutons et Dragons par son accroche : une équipe d’aventurier monte une expédition en urgence pour ressusciter un membre qui vient d’être gobé par un dragon. Leur manque de vivres les amène à cuisiner les monstres qu’ils affrontent. Une fois les 14 Tomes finis, l’analyse est claire : ce prémice n’existe plus dans la mémoire tellement le manga dépasse le petit « Gimmick » qui donne le titre à l’œuvre. On pourrait supposer que les passages gastronomiques ont fait office de petites histoires triviales avant une accélération finale un brin épique sur le dernier tier. Et bien non…

En fait, LA thématique du manga c’est une prise au sérieux du concept d’écosystème total dans un donjon magique. Pour une sensation d’univers vivant. Pas juste une construction de décors. Ryôko Kui a surement passé plus de temps à maîtriser des jeux de rôles sur table, en plus de jeux de rôles PC à univers très interactif, qu’à lire des recettes de cuisine.


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Alors, oui, le rapport à la nourriture devient un sujet parce que c’est un élément décisive de la culture et de la survie. Mais ce n’est qu’une conséquence de la compréhension, de l’expérience de l’univers par les personnages. D’ailleurs, ironiquement, le dessin impressionne en étant à la fois excellent en design de personnages ET de monstres, mais n’est pas spécialement inspiré pour dessiner des popotes et des steaks qui sont généralement expédiés en quelques cases sommaires.

Bien sûr, elle revisite le bestiaire archiconnu de Donjon & Dragon mais jamais les peuples et les créatures n’ont parus aussi vivants et variés dans un donjon, qui lui-même arrive à exister en tant qu’environnement ayant sa logique interne et ses conséquences externes. D’ailleurs, Gloutons et Dragons arrive à distiller des enjeux de pouvoirs politiques sans tomber dans la lourdeur artificielle des œuvres de fantasy qui passent des chapitres à présenter des factions, des nations, des arbres dynastiques, pour généralement rien en faire.


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Gloutons & Dragons est bavard. Un chapitre à lui seul peut vous faire une partie de votre soirée, mais c’est parce qu’il y a beaucoup d’interactions entre personnages, et que rien n’est laissé au hasard. Dans les premiers Tomes, je me suis demandé comment une mangaka pouvait avoir autant d’imagination, ou plutôt de capacité à trouver des idées réjouissantes pour donner vie à des stéréotypes. Et pas juste en se contentant des excellentes astuces culinaires, comme les « Golems de Terre jardin-potagers » ou les « vermines insectes-pièces ». Ryokô aime et comprend la Fantasy dans sa spécificité narrative. Sans être exhaustif, l’importance fondamentale des problèmes de différence de longévité entre peuples, l’impact et les contraintes de la magie de résurrection font qu’on est dans une réelle œuvre de Fantasy, et pas un manga qui a juste une direction artistique en vogue sur des sujets triviaux.

Je finirais sur un point positif qui n’est pas spécifique à Gloutons & Dragons car relativement commun à la Fantasy épique: les personnages sont attachants, drôles et leur travers ont du sens par rapport à leur motivation. C’est basique, mais ce sentiment apparait très vite car, comme le dirait ma libraire préférée, la mangaka a compris ses personnages. D'ailleurs, je ne dirais rien sur l’antagonisme final, impressionnant et pertinent, car un peu de surprise ne fait pas de mal en Fantasy. De plus, c’est plus la gestion de sa menace par les différents intervenants qui est problématique.

Gloutons & Dragons, une série capable de répondre aux attentes de ses lecteurs et, en même temps, de les surprendre. Etrangement, en finissant la lecture, je n’ai pas eu de tristesse, ni de soulagement, mais le sentiment d’avoir suivi une bonne histoire qui perdurera longtemps dans mes références sans avoir une seule once de prétention.

« - Bon, alors, tu prends ? »
« - Si je dois finir de te convaincre de lire cette série, c’est qu’il y a de forte chance que la médiathèque du coin possède les tomes. Après, à l’achat, cela vaut le coût car l’édition de Casterman est de qualité avec tous les bonus de la mangaka inclus, une traduction / adaptation excellente, un papier épais et agréable. »
« - Après, je donne pas leçon aux jeunes. Si tu veux revenir ici, où le flux du temps médiatique est décroché, la porte t’est ouverte. J’aurais toujours un truc pour toi.»