Tybalt a écrit :Krell a écrit :Poul Anderson = L'épée brisée (publié en 1954) entre autres oeuvres de fantasy
Vance : Dying earth (première publication en 1950)
Donc ces deux la si ils ont eu un impact majeur en fantasy ; tout comme les autres que j'ai cité et que tu as un peu oublié dans les précurseurs fondateurs.
Juste pour souligner qu'il est très dangereux de s'avancer à dire que tous les précurseurs/fondateurs fameux de la fantasy étaient progressistes en oubliant d'en analyser/citer plus de la moitié et qui pourtant ne sont pas des moindres.
Ah, bien sûr, si on caricature le propos de quelqu'un, c'est plus facile de le contredire. Alors on reprend au ralenti, tu veux bien ?
Nakor affirmait ci-dessus que les "prémisses" du genre de la fantasy relevaient d'un "mouvement anti-moderne inaugural".
J'ai donc montré que c'est faux puisque nombre d'auteurs importants du genre, y compris à ses tout débuts, avaient des idées tout à fait différentes, ou n'avaient pas d'engagement particulier.
J'ai ainsi rappelé que la fantasy a toujours été écrite par des auteurs aux idées variées. Je n'ai jamais voulu instrumentaliser le genre pour mettre en avant mes idées en mettant le reste sous le tapis. Ça, c'est Nakor qui l'a fait.
Du coup, je suis tout à fait d'accord avec toi : les auteurs de fantasy ont des idées très variées et prétendre tous les rassembler sous une seule bannière politique, ou même sous une seule sensibilité artistique, est absurde.
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Nous ne sommes pas tout à fait d'accord sur Tolkien mais peu importe.
Sinon l'avis de Klein est assez intéressant en la matière
lien"Or l'examen, même rapide, des origines de la Science-Fiction et de la Fantasy montrent qu'elles diffèrent entièrement. Si l'on accepte mon approche génétique de la Science-Fiction et qu'on applique la même à la Fantasy, à quelque époque que ce soit, on s'aperçoit instantanément que
la Fantasy ne
puise rien dans les images de la science mais s'abreuve à d'autres sources aisément repérables. Comme le relevait Jacques Goimard dans les pages de Fiction, il y a plus de vingt ans, à propos du cycle du Souricier gris de Fritz Leiber et de celui d'Elric le Nécromancien de Moorcock, il est aisé de la faire remonter
au merveilleux des contes de fées, aux romans de chevalerie, voire aux chansons de geste à travers leurs nombreuses adaptations pour adolescents. On peut y ajouter le
cycle arthurien et autres cycles bretons et carolingiens, le merveilleux chrétien pour quelques catholiques conservateurs comme C.S. Lewis et J.R.R. Tolkien qui abhorrent franchement la science moderne, divers emprunts aux f
olklores païens d'Europe (26), à la vieille littérature épique irlandaise, scandinave et saxonne, et à la mythologie nordique ; et (pourquoi pas ?) l'œuvre apocryphe d'Ossian, la Jérusalem délivrée du Tasse et le Roland furieux de l'Arioste, mais tout de même pas Georges et Madeleine de Scudéry. On peut aussi relever quelques emprunts plus ou moins directs aux société féodales chinoise et plus rarement japonaise. Dans un premier temps, des lettrés érudits, comme Tolkien, fabriquent à partir de ces sources des univers composites mais personnels que des épigones vont ensuite décliner avec plus ou moins de vergogne et de servilité.
Pendant que nous y sommes, considérons rapidement les sources originelles d'autres espèces littéraires réputées appartenir à l'embranchement de l'imaginaire et qui n'ont en fait ni lien entre elles ni origines communes.
Le fantastique classique, si l'on admet, comme je le pense, qu'il dérive du roman gothique anglais, procède d'une théologie populaire qui a réifié la surnature, l'au-delà, la mort et le mal, d'abord pour la tourner en dérision puis par un intéressant retournement pour en tirer les éléments d'un code si précis et si rigide qu'il finirait par donner raison à Propp (27).
Une quatrième catégorie littéraire réputée relever de l'imaginaire possède des contours moins bien définis et demeure presque impossible à singulariser comme espèce. C'est celle de l'insolite, du bizarre, de l'étrange, qui réunit si l'on ose dire, depuis Swift et Sterne au moins, des écrivains aussi divers qu'Edward Lear, Ambrose Bierce, Franz Kafka, Marcel Schwob, Jorge Luis Borges, Dino Buzatti, Italo Calvino et cent autres, tous reliés par un fil rouge aussi visible qu'indéfinissable. Au contraire des trois espèces précédentes qui doivent au moins une partie de leur substance à des sources qui leur sont extérieures, voire extérieures à la littérature proprement dite, et qui procèdent quelque part de croyances, celle-ci ne semble se repaître que de mots et d'idées, du pouvoir des mots de faire surgir par jeu un imprévu inquiétant. Son origine est à chercher dans une pure tradition littéraire, et c'est principalement à cette tradition que cherchait à s'ouvrir, en plaçant le mot de Fantasy à côté de celui de Science-Fiction, the Magazine of Fantasy and Science Fiction.
Mais même si l'on n'accepte pas mon approche génétique, les raisons, historiques, éditoriales, structurales, de contenu, abondent qui démontrent la nette séparation de ces espèces littéraires.
L'histoire de la littérature de Fantasy au fond récente demeure assez pauvre. On peut y distinguer trois époques, l'âge de l'innocence, la venue du Messie, l'ère des marchands.
Tous les auteurs du premier âge ont en commun un certain nombre de traits : ils sont cultivés, portés à la préciosité ou à l'érudition, légèrement excentriques et par exemple catholiques en Angleterre, gentlemen affectés en Amérique,
nostalgiques d'un passé entièrement mythologisé, extrêmement conservateurs sauf lorsqu'ils s'affichent carrément réactionnaires, contempteurs de la modernité, et leurs écrits, souvent inclassables, représentent une protestation et un refuge contre ce qu'ils dénoncent comme la vulgarité de l'époque moderne. Ce sont des isolés, souvent des déçus de la vie et du monde, des solitaires, et leurs œuvres présentent très peu de signes d'intertextualité même s'ils se lisent et s'estiment parfois les uns les autres. En Amérique, ce sont Robert Chambers (28) (1865-1933), James Cabbell (29) (1879-1958) auxquels on peut ajouter Thomas Burnett Swann (30) (1928-1976) ; en Angleterre, ce sont William Morris (31) (1834-1896), David Lindsay (32) (1876-1945), E.R. Eddison (33) (1882-1945), C.S. Lewis (34) (1898-1963), Mervyn Peake (35) (1911-1968), et bien entendu celui qui constituera sans l'avoir voulu un genre, J.R.R. Tolkien (36) (1892-1973), sans négliger Mary Renault et pour certaines œuvres le poète et mythologue Robert Graves. En France, on pourrait ranger dans cette classe des inclassables Marianne Andrau (37). Il est à peine besoin de souligner qu'ils n'ont aucun rapport avec la Science-Fiction, sauf C.S. Lewis, et encore.
Le cas de William Morris est tout à fait intéressant : industriel par héritage, marxiste de cœur, philanthrope au point d'y laisser sa fortune dans l'édification d'une utopie, peut-il être tenu pour réactionnaire ou pis comme conservateur ? Seulement voilà, Morris, toute sa vie, n'aspire qu'à revenir au passé, à un Moyen Age très idéalisé : défenseur de vieilles pierres, épris des préraphaélites (excellents peintres mais qui ne sont pas exactement tournés vers l'avenir), il exècre la machine, l'industrie et ses pollutions, les villes tentaculaires, et il rêve de la libération du prolétariat par un retour au Moyen Âge, à l'artisanat, à la nature, aux corporations, forme idéale selon lui de l'organisation ouvrière. En un sens, il
utilise Marx comme une protestation contre la modernité, fille du libéralisme, et il ne sera pas le dernier. Bien qu'il n'ait exercé aucune influence directe, ses goûts et ses détestations referont surface dans l'Amérique des années 1960. Il traduit aussi des sagas islandaises ce qui nous amène presque droit au monument du xxe siècle, John Ronald Reuel Tolkien.
Mais avant cela, il faut mettre en place quelques personnalités intéressantes qui n'appartiennent plus à l'âge de l'innocence et pas encore à celui des marchands sans constituer une ère à elles seules. Elles ont en commun d'avoir lu leurs prédécesseurs et de proposer sans trop de naïveté des épopées artificielles. Parmi elles, je rangerai, entre autres et sur une période qui va des années 1930 aux années 1960, Robert Howard (1906-1936), l'inventeur de Conan (à partir de 1932), Sprague de Camp (1907) et Fletcher Pratt (1897-1956) pour leur collaboration à partir de 1939 sur le cycle de l'Enchanteur, et en sus le premier pour les prolongements qu'il apporta à l'œuvre de Howard, et Fritz Leiber (1910-1992) qui commença par écrire de la Fantasy à partir de 1934 et passa à la Science-Fiction une dizaine d'années plus tard. J'y rattacherai pour la Grande-Bretagne Michael Moorcock (1939) qui commença de publier la saga d'Elric le Nécromancien en 1961, juste avant l'ère des marchands.
Ce qui est frappant, c'est que tous ces auteurs qui sont (ou cherchent à être) des écrivains professionnels, contrairement aux précédents, ou bien, comme Howard, n'ont jamais écrit de Science-Fiction, ou bien, quand ils ont écrit dans les deux genres, ne les ont jamais confondus et les ont même maintenus explicitement séparés dans leur œuvre.
Enfin, Tolkien vint, le Messie. Bilbo le hobbit (1936) écrit pour ses enfants, ne connaît guère de succès. Cela n'empêche pas ce spécialiste réputé des textes médiévaux de consacrer les quinze années suivantes à la rédaction d'une épopée de son cru pour adultes érudits, le Seigneur des anneaux (1954-1955). Elle est d'emblée vouée à la confidentialité comme l'avait prévu son auteur. Mais comme les voies de la culture sont impénétrables, après une dizaine d'années d'obscurité, elle atteint les campus américains où elle explose. Des éditions pirates innombrables se répandent, jusqu'à ce qu'en 1967 Ballantine, éditeur sur lequel on reviendra, publie « la première édition américaine brochée officiellement autorisée ».
C'est qu'une sorte de révolution culturelle a eu lieu, qui fleurira brièvement sur les pavés en 1968. La population des campus s'est énormément gonflée en quelques années et beaucoup féminisée, les jeunes femmes américaines ayant enfin massivement accès à l'université. Une partie de cette nouvelle génération, ayant lu par ouï-dire Thoreau et Kerouac, écoutant Dylan, Joan Baez et les Beatles, bénéficiant d'une prospérité et d'un confort jamais atteints mais angoissée par le spectre de la guerre nucléaire et les souvenirs d'une guerre de Corée pas si lointaine, en attendant le Việt Nam, ne voit pas dans la technologie les moyens du rêve américain. Elle se veut pacifiste, écologiste, féministe, œcuméniste, tiers-mondiste et à l'occasion marxiste tendance baba-cool. La génération hippie, guitares sèches, laine vierge et feux de bois, ne se reconnaît pas dans la Science-Fiction, même critique, et se délecte de Tolkien. Avec elle, le New Age commence, qui situe l'avenir dans le passé et va faire du fou mystique une industrie.
Ce sont aussi les enfants de Disneyland, du rêve préfabriqué et de l'historique en toc, de l'herbe et des MacDos, en attendant le Coca light.
En ce sens précis, on peut donner raison à Jacques Goimard sur une partie de l'article cité. Il y a bien eu succession, au moins partielle, de générations. Mais il n'y a pas eu de succession de genres (la Fantasy aurait détrôné la Science-Fiction) ni d'évolution d'un genre vers l'autre (la Fantasy serait le nouvel avatar de la Science-Fiction). Des commerçants avisés vont immédiatement comprendre le sens du succès faramineux de Tolkien. Mi par admiration imitative d'un modèle qu'il s'agit de reproduire dans le détail, mi par souci de satisfaire un marché qui réclame à l'envie qu'on lui raconte toujours la même histoire, les épigones de Tolkien vont se multiplier et produire à partir de 1965 en Amérique une Fantasy de masse en éditions de poche. Ainsi se constitue en très peu d'années un genre fortement stéréotypé et sans véritables racines. On ne peut certes pas exclure que dans cette marée certaines vagues soient montées plus haut que les autres et que certains auteurs aient été plus sincères et plus talentueux que la moyenne de leurs confrères.
Le terme de Fantasy prend alors son sens actuel et supplante celui de Sword and Sorcery en même temps que s'efface, peut-être parce qu'il est inquiétant, l'adjectif weird (étrange, bizarre, avec une connotation délicieusement perverse). Lorsque, au début des années 1950, apparaît the Magazine of Fantasy and Science-Fiction, le terme de Fantasy est loin de signifier ce qu'il voudra dire à partir de la fin de la décennie suivante quand il deviendra pratiquement le synonyme de Sword and Sorcery à d'infinitésimales nuances près. Ses créateurs entendent indiquer qu'ils s'ouvriront à d'autres formes littéraires que la Science-Fiction pure et dure, telles que le Fantastique, l'étrange, l'insolite, et marquent implicitement leur différence. De la Fantasy au sens récent du terme, ils ne publieront pratiquement jamais.
Et lorsqu'à partir de 1967, Ballantine, l'éditeur américain de J.R.R. Tolkien, publie ce qui n'est pas encore vraiment une collection de Fantasy classique, confiée en 1969 à la direction de Lin Carter (38), cette maison qui édite par ailleurs depuis le début de la même décennie une excellente collection de Science-Fiction, la place sous la dénomination d'adult Fantasy. Elle y édite un certain nombre de classiques, surtout britanniques, dont James Branch Cabell, William Morris, David Lindsay, Lord Dunsany, E.R. Eddison et Mervyn Peake. Aucune passerelle n'est jetée entre les deux séries, pas même sous forme de publicité interne aux volumes, et aucune confusion n'est possible avec la Science-Fiction. La dénomination d'adult Fantasy est intéressante : elle montre bien que la chose alors ne va pas de soi et elle correspond un peu à notre expression « contes de fées pour adultes. »
Les jeux de rôles, imaginés dans leur forme moderne par le génial savetier Gygax au cours des années 1970, s'inspirent directement de Tolkien et proposent une façon de vivre dans son univers jusqu'à ce qu'une série de procès rompe définitivement le cordon ombilical et autonomise à peu près Donjons et dragons. La Science-Fiction, attaquée dans son fief, la jeunesse universitaire, va céder relativement un peu de terrain. Vers le milieu des années 1980, la Fantasy l'emportera légèrement, au moins en nombre de titres publiés en anglais par an, environ 600, sur la Science-Fiction, environ 500 (39). Dans les années suivantes, un léger déclin de la Fantasy rééquilibrera les choses. Ce déclin semble aujourd'hui se préciser au profit d'autres espèces littéraires, comme le Fantastique moderne : et si Stephen King était le Tolkien de notre fin de siècle ?
Jamais, ni aux états-Unis ni en Angleterre, les deux genres, Science-Fiction et Fantasy, ne se sont trouvés confondus, ni dans les catalogues des éditeurs, ni dans leurs publicités, ni dans les critiques, ni dans les travaux universitaires. Les quelques sondages disponibles indiquent que les publics diffèrent assez largement par leur composition, celui de la Fantasy étant nettement plus jeune et plus féminin. Une revue professionnelle comme Locus qui a fait presque d'emblée à la Fantasy une place à côté de sa vocation première, le monde de la Science-Fiction, a toujours maintenu séparés les deux genres, et ses critiques sont en gros spécialisés dans l'un ou l'autre. Il existe des Conventions, réunions annuelles des amateurs et auteurs, spécialisées pour chacun des deux genres. De même les prix littéraires anglo-saxons et les jurys qui les décernent sont bien distincts. Un spécialiste incontesté comme John Clute qui a publié avec Peter Nicholls une remarquable Encyclopedia of Science Fiction, prépare son pendant pour la Fantasy et répète à qui veut l'entendre que les deux genres sont absolument différents (40).
Diverses autres caractéristiques internes viennent préciser la différence radicale entre Science-Fiction et Fantasy. Ainsi, les œuvres de Fantasy présentent un caractère volontairement anhistorique, pour ainsi dire revendiquent cette anhistoricité, tandis que les œuvres de Science-Fiction non seulement se situent pour la plupart dans un avenir en continuité avec l'histoire passée, mais fondent leur vraisemblance sur cette continuité et pour certaines d'entre elles, prétendent même constituer des histoires du futur sur le modèle, plus ou moins naïvement simulé, des histoires du passé.
Par anhistoricité, j'entends que pour la Fantasy ces œuvres, bien qu'elles adoptent presque toujours un décor pseudo-médiéval, avec en prime dragons, licornes et efficacité des superstitions, ne peuvent pour ainsi dire jamais être situées dans une époque connue ou même concevable de l'évolution des sociétés humaines, ce qui les différencie radicalement du roman historique, même fantaisiste. C'est que leur propos est de nier tout autre changement que celui de la dominance alternée du Mal et du Bien. En un sens, elles décrivent un monde idéal (ce qui ne veut pas dire parfait, ni même idyllique) et statique, où la répétition des cycles a pris la place du progrès et où les valeurs et leurs contraires sont fixées une fois pour toutes (41). Il n'y a pas de place pour l'histoire autre qu'événementielle (les noms des rois et des batailles) parce qu'il s'agit de revenir une bonne fois pour toutes à ce que les auteurs considèrent comme définitivement bon pour les humains et qui, à les entendre, a été malheureusement perdu en cours de route par l'humanité ces derniers siècles, d'où la nécessité de chercher dans le passé un modèle de la “vraie” vie.
J'ai été longtemps porté à admettre que malgré toutes ces différences, il existait une certaine interfécondation entre les espèces littéraires et donc de nombreuses œuvres hybrides se situant à la lisière des genres. Après avoir passé beaucoup de temps à chercher et à étudier celles qui semblaient répondre à ce critère (42), j'ai dû finalement reconnaître, à mon grand étonnement, qu'il y en avait très peu, et que les rares qui résistaient à l'analyse étaient particulièrement atypiques, c'est à dire en général produites spécifiquement pour occuper cette position en une sorte de défi littéraire lancé aux lecteurs et à la critique.
La trilogie du Silence de la Terre (1938) de C.S. Lewis fait bien une large place au merveilleux chrétien, mais au moins dans le premier volume et dans le dernier, elle sacrifie aux figures obligées de la Science-Fiction : voyage interplanétaire dans un astronef, exploration d'une planète Mars dont les caractéristiques géologiques sont extrapolées de ce que l'on en imaginait à l'époque sur la foi de certains astronomes (les canaux), savants militaristes, etc. Le second volume est proprement inclassable et son transport du héros sur Vénus par un ange évoquerait bien certaines figures de la Fantasy du premier âge comme dans un Voyage en Arcturus de David Lindsay, si les anges eux-mêmes n'étaient devenus des extraterrestres dans le premier volume.
L'œuvre de Jack Vance relève pour l'essentiel de la Science-Fiction, parce qu'elle se situe dans un avenir, fut-il lointain, même si elle ressemble parfois à de la Fantasy : on se trouve ici en présence d'une Science-Fiction qui imite délibérément la Fantasy. Elle illustre à merveille la boutade de Clarke selon laquelle toute science suffisamment avancée ne peut pas être distinguée de la magie ; du point de vue de son effet sur l'ignorant, peut-être, mais non dans ses procédures : elle ne se fonde pas sur les principes de la magie, comme l'analogie et le pouvoir des noms et des incantations qu'exploitent les romanciers de la Fantasy et aussi Ursula Le Guin dans la série atypique déjà citée.
De même une partie de l'œuvre de Farmer (43) explore les limites de la liberté que peut s'offrir un auteur de Science-Fiction mais elle ne renonce pas aux contraintes logiques du genre.
J'admets certes que les œuvres de Farmer et de Vance se rapprochent de la Fantasy dans la place qu'elle donnent au désir et à la morale en particulier. Je tiens seulement à faire remarquer qu'elles ne sont pas imaginables, dans les œuvres de leurs auteurs, et dans la littérature en général, sans faire référence à leurs origines dans la Science-Fiction, alors que l'œuvre de Tolkien n'en découle absolument pas.
On a parfois établi un lien entre l'œuvre d'Edgar Rice Burroughs (1875-1950) et celle de Robert Howard, et par là raccroché rétrospectivement la première à l'Heroïc Fantasy de la seconde. Certes l'information scientifique de Burroughs n'était pas des plus rigoureuses, et les voyages psychiques de John Carter vers Mars dans la série martienne évoquent plus la Fantasy que la Science-Fiction. Mais tout indique qu'il s'agit là d'une convention littéraire, liée à la difficulté pour lui de décrire un véhicule adéquat à un contemporain de 1912, et peut-être symbolique de son profond désir d'échapper à sa condition difficile de représentant en taille-crayons. Dans la suite de la série, il fait preuve d'une imagination technicienne débridée qui en fait parfois un visionnaire et ne s'écarte jamais des voies de la rationalité au moins formelle. Dans ses séries ultérieures (Pellucidar (1914), Vénus (1932)), il n'usera plus de cette facilité, imaginant au contraire des moyens techniques élaborés pour se rendre par exemple à l'intérieur de la Terre creuse. De même les innombrables escarmouches dont sont émaillés les récits de Burroughs ne doivent rien aux batailles médiévales mais beaucoup aux guerres des tribus indiennes. S'il a emprunté quelque chose, c'est à Fenimore Cooper plus qu'aux chansons de geste (44).
Une partie de l'œuvre de Gene Wolfe, le cycle du Bourreau, correspondrait peut-être le mieux à la notion de passerelle entre genres. Encore penche-t-elle sur le versant de la Science-Fiction, alors que dans d'autres œuvres, Gene Wolfe écrit délibérément, avec autant de sophistication et de préméditation, de la Fantasy.
C'est dans des ouvrages très récents que le pont, ou plutôt la confusion délibérée, s'est réellement établie, notamment dans ceux qui décrivent des univers de réalité virtuelle, appartenant à la Science-Fiction, dont les règles internes et les décors relèvent de la Fantasy la plus classique. Outre que ce sont là des métaphores transparentes, ou bien des extrapolations futuristes, des jeux de rôles tolkieniens, les auteurs y poursuivent manifestement le rêve de conquérir deux publics à la fois.
Mes lectures et mes réflexions m'ont donc conduit à penser, contre la préconception que j'en avais, que tout se passait comme si les frontières entre espèces littéraires étaient aussi imperméables que celles entre espèces biologiques. Ce qui me semble poser un problème assez surprenant en matière culturelle pour que la sociologie littéraire y consacre quelques efforts.
J'avais du reste déjà rencontré cette question lorsqu'avec François Nédelec, j'avais entrepris, dans les années 1980, de créer des jeux de rôles français et en particulier de Science-Fiction. À notre relatif étonnement, la tâche, sans être impossible, s'était révélée plus difficile que prévue et nous avons compris pourquoi la plupart des jeux de rôles, à l'époque au moins, habitaient des mondes de Fantasy, bien au delà de l'influence de Tolkien. C'est que les règles du jeu dans la Fantasy sont surtout liées à des attributs personnels (pouvoirs) des joueurs et des P.N.J. (45), tandis que dans la Science-Fiction les caractéristiques de l'univers et des machines sont primordiales, si bien que cela demande une grande cohérence des règles et un apprentissage plus difficile. De ce point de vue, les jeux historiques rejoignent structurellement les jeux de Science-Fiction.
Cette différence illustrait bien ce que je crois être la distinction fondamentale entre Fantasy et Science-Fiction. La première relève du roman d'éducation, ayant trait à l'évolution personnelle et en particulier éthique et morale, du héros en crise, et donc du lecteur (46), la seconde du roman d'exploration. J'en ai trouvé une belle démonstration mais je n'ai pas assez de place ici pour la noter.
Reste à s'interroger, sociologiquement sur la stratégie de la seule collection, Pocket, naguère Presses-Pocket, et du seul éditeur, Jacques Goimard, qui ait présenté et défendu l'idée de cette insoutenable continuité. Les autres lui ont très mollement, ou jamais, emboîté le pas. Cette stratégie est simple. Goimard ayant longtemps publié à peu près exclusivement de la Science-Fiction, souvent excellente, dans une collection qui se présentait sous ce terme, a tenu à continuer à profiter de ce sigle et à capitaliser sur l'installation acquise de la S.-F. dans le lectorat français. Il n'avait pas envie, ou pas la possibilité, de créer une nouvelle collection, distincte, et a préféré introduire de la Fantasy dans l'existante. Il a observé, comme beaucoup d'autres, l'évolution du marché de la Fantasy outre-Atlantique et supposé qu'elle préfigurait la situation française. Il a voulu aussi capitaliser sur le goût des jeunes joueurs de rôles pour la Fantasy. Enfin, l'existence d'interminables séries dans la Fantasy permet à l'éditeur d'économiser ses forces et d'espérer jouer sur la fidélité des consommateurs.
La seule énigme qui demeure est de savoir pourquoi cet éditeur compétent et historien a tenu à justifier théoriquement et historiquement, contre toute évidence, cette continuité insoutenable. Elle appartient peut-être à l'inconscient.
Si j'ai insisté à ce point sur cette affaire, c'est qu'Anita Torres y voit le lieu d'une opposition sociologique entre orthodoxes et hétérodoxes, vieux croûtons campant sur leurs habitudes et novateurs audacieux, voir révolutionnaires, alors qu'il ne s'agit que d'une controverse artificielle et d'une stratégie marketing. On ne peut pas cependant passer sous silence des harmoniques plus inquiétantes.
Cette controverse évoque en effet, sans lui ressembler, celle qui agita modestement les pages de Fiction et alentours, à la fin des années 1950 et au cours de la décennie suivante, sur les rapports en ce temps là entre Fantastique et Science-Fiction. Les amateurs des deux genres étaient assez différents, encore qu'il y avait une petite population commune. Les tenants du fantastique s'efforçaient déjà de nier ou du moins de minimiser la différence, comme Jacques Sternberg dans un recueil d'articles au titre limpide, une Succursale du Fantastique nommée Science-Fiction (47), ou comme Robert Kanters qui mêlait les deux genres dans une collection déjà fameuse pourtant baptisée "Présence du Futur", et qui y revenait chaque fois qu'il pouvait dans ses déclarations. L'objectif, plus ou moins avoué, de cette réduction était de minimiser l'originalité de la Science-Fiction, de lui dénier sa charge subversive, de la ramener à un insolite traditionnel où le robot cohabiterait paisiblement avec le fantôme (48), et, en dernière instance, de dénier l'originalité et la puissance de la science elle-même. Au bout du chemin, il y avait le Matin des magiciens et la confusion délibérée, exploitée à des fins mercantiles et idéologiques, de la magie et de la science. Mais cela est une autre histoire.
Il n'est pas certain que la problématique soit si différente aujourd'hui.
Cependant, tout n'est pas noir, loin s'en faut. De même que certains amateurs du Fantastique vinrent à la Science-Fiction dans les années 1950 à travers l'œcuménisme de Fiction, même si les deux publics demeurèrent pour l'essentiel séparés et sociologiquement distincts pour ce qu'on en sait, des lecteurs, en particulier jeunes et féminins voire amateurs de jeux de rôles, peuvent aujourd'hui découvrir la Science-Fiction à partir de leur intérêt pour la Fantasy ou pour le Nouveau Fantastique (et inversement) sans bien percevoir au départ les différences. Les lecteurs sont fort heureusement éclectiques, du moins faut-il l'espérer."