On savait déjà que C.S. Lewis n'était pas seulement un grand romancier mais également un universitaire extrêmement érudit. Il aimait mettre en corrélation l'imagination, la raison et le savoir. Je ne m'attendais pas toutefois à ce qu'il s'amuse à ce point dans ses Chroniques de Narnia. Dans le dernier tome, intitulé la Dernière Bataille, il conte les conséquences du projet machiavélique du singe Shift. Celui-ci découvre une peau de lion, dont il déguise un âne afin de le faire passer pour le divin lion Aslan et se faire obéir du peuple de Narnia. Or, je viens de lire dans les Adages d'Erasme un commentaire sur l'expression grecque « Vous me revêtez de la dépouille du lion » : "Se dit d'ordinaire contre ceux qui se chargent d'une affaire au-dessus de leurs moyens et qui se comportent avec trop de magnificence pour leur condition" (Erasme, Œuvres choisies, trad. J. Chomarat, Livre de Poche, p. 352). Erasme évoque alors le texte du Pêcheur de Lucien : "Au pays de Cumes un âne lassé de la servitude avait brisé son licol et s'était enfui dans la forêt. Là il trouva par hasard une dépouille de lion qu'il se mit sur le corps. Et ainsi il se comportait en lion, terrifiant hommes et bêtes par sa voix et sa queue. (...) Ainsi déguisé cet âne régna un certain temps de cette façon, on le prenait pour un lion monstrueux et on le redoutait" (p. 353). Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une coïncidence ou d'un simple clin d'œil à une expression grecque. On lit en effet quelques lignes plus bas : "Lucien a un peu modifié le proverbe dans le Philopseudes, quand il dit : « Pendant si longtemps je n'ai pas remarqué que sous la dépouille d'un lion se cachait un singe ridicule »" (p. 354). Lewis a-t-il lu Erasme ou Lucien ? Les deux cas sont très probables, puisqu'il était professeur de langue anglaise du Moyen Âge et de la Renaissance à Cambridge, et spécialiste des littératures de l'Antiquité. D'ailleurs, il a magnifiquement retravaillé le mythe de Psychè (que l'on trouve chez Apulée) dans Un visage pour l'éternité, qui vaut franchement le détour ! Pour finir — et achever de vous ennuyer avec cela

— Erasme a écrit un célèbre Eloge de la Folie, où il fait parler une certaine Moria

La Moria est la déraison en grec, et elle annonce avoir revêtu la peau du lion. Les textes trouvent parfois de surprenants échos entre eux... Fangorn, amusé mais pas amusant
