XN-L a écrit :Dans mon esprit, je fais un distinguo très net entre la Fantasy, qui a consonance très anglo-saxonne/tolkiennienne et les écrits de types médiévaux, genre chanson de geste ou autre roman de chevalerie.Ma vision de la Fantasy "moderne" fourmille de descriptions, parfois teintés du point de vue subjectif de l'un des protagonistes, de ses doutes, de ses sentiments. Le sens du réalisme, la rationalisation du merveilleux prend de plus en plus de place et oblige souvent à quelques "errances" explicatives pour mieux exposer des systèmes et des fonctionnements.
Globalement, tu as tout à fait raison. As-tu lu
La Fantasy d'Anne Besson ? Cela te permettrait d'étoffer un peu tes intuitions. Dans la mesure où la fantasy est une littérature qui se développe au XIXe siècle, et même si elle s'inscrit en réaction contre le rationalisme de l'époque, elle en porte la trace. Les auteurs de fantasy ayant tendance à s'inspirer les uns les autres sans remonter aux sources premières, ils introduisent de plus en plus de rationalisme dans les motifs merveilleux et mythologiques qu'ils recyclent.Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'existe pas des points communs entre le roman médiéval et la fantasy. En fait, je vois deux convergences structurelles : le roman de chevalerie comme plus tard la fantasy ont beaucoup procédé au recyclage et au syncrétisme de sources mal comprises. Le roman de chevalerie comme la fantasy ont actualisé des mirabilia anciennes.En revanche, il y a énormément de chose qui distinguent roman de chevalerie et fantasy, sur le plan historique, culturel, sociologique, générique, sans parler de leurs raisons d'être, qui sont très différentes.
XN-L a écrit :Bref dans la fantasy moderne, je sens tout de même que le récit est construit pour mener à un dénouement. Lentement, on dénoue les noeuds d'une intrigue. Même si le lecteur s'est fait un peu baladé, à la fin, "tout se tient".Alors que ce je garde des romans médiévaux, c'est plutôt un éloignement constant de cette "fin tant attendu", une mise en abyme de celle-ci...Et vous, quelle distinction vous faites entre ces deux genres ?
Tout d'abord, le mot genre n'a pas la même acception pour les deux objets.En ce qui concerne la fantasy, le genre désigne un courant thématique spécifique qui féconde différentes catégories génériques : romans, nouvelles, novellas, films, jeux de rôle, jeux vidéo…En ce qui concerne le roman de chevalerie, il s'agit d'une branche spécifique d'une catégorie littéraire, le roman.La différence de dynamique narrative que tu dégages provient de très grandes différences entre ces deux "genres".Grosso modo, quand tu parles de fantasy, il me sembles que tu parles surtout de romans fantasy. Or le roman tel que nous le pratiquons depuis quelques siècles n'a pas grand chose à voir, structurellement parlant, avec le roman médiéval. Notre roman est un long récit de fiction ; il est destiné avant tout à être lu en privé, mentalement. Depuis le XVIIIe siècle (au moins), les romanciers ont réfléchi sur l'unité du récit romanesque, d'où cette impression que "tout se tient".Le roman médiéval… nest pas un roman au sens où nous l'entendons.C'est, stricto sensu, un récit en roman, c'est-à-dire en langue romane. C'est un ouvrage qui a pour ambition de vulgariser une tradition savante à destination des élites sociales qui ne parlent pas le latin - en d'autres termes, la noblesse laïque. Le roman opère la "translatio" (on pourrait traduire cela en "adaptation") d'une matière (culture) ancienne et/ou savante, en la rendant divertissante pour qu'elle soit accessible à des gens qui n'ont pas forcément un haut degré d'études… Par conséquent, le roman médiéval ne se présente jamais comme une fiction ! Tu évoquais le
Roman de Tristan : Béroul, dans un réflexe typique de romancier médiéval, précise bien qu'il en a lu l'histoire véritable dans un (mystérieux) livre, et que son récit est donc plus fiable que les mensonges colportés oralement par des jongleurs. Au début du
Conte du Graal, Chrétien de Troyes précise également qu'il tient son récit d'un (non moins mystérieux) livre que lui aurait remis son commanditaire, le comte de Flandres. C'est important, parce que cela opère une démarcation nette entre les ambitions du roman de chevalerie et celles de la fantasy. Le but premier du roman de chevalerie est toujours éducatif (quand il ne relève pas de la propagande religieuse ou politique) ; le divertissement n'est qu'un moyen au service de cet objectif. Le but premier de la fantasy est généralement le divertissement.Deuxième caractéristique capitale du roman médiéval. Albéric l'évoquait, le roman de chevalerie est encore profondément pétri de culture orale. (Ce n'est pas pour rien que Chrétien de Troyes hésite entre conte et roman pour catégoriser ses œuvres.) Le roman est conçu non pour être lu, mais pour être déclamé devant un public. Parce que nous pratiquons la lecture individuelle, nous lisons rapidement un roman. Au Moyen Age, c'est impossible : le roman est un divertissement de fin de soirée ou de chambre des dames, qui occupe la place que prendrait pour nous la télé ou le cinéma. Dire un texte à haute voix est beaucoup plus long que le lire mentalement. Dès lors, cela explique la segmentation du roman de chevalerie en multiples péripéties, plus ou moins autonomes les unes des autres. Ces péripéties sont peu ou prou calibrées pour avoir la taille d'un conte. En fait, la structure d'un roman médiéval se rapproche pas mal de celle d'une série moderne : chaque péripétie forme un épisode, plus ou moins rattaché à un arc narratif. Ce sont ces contraintes orales qui expliquent la dynamique très particulière du roman de chevalerie. (Elles expliquent aussi d'autres caractéristiques, comme la brièveté des descriptions.)Edit : Soit dit en passant, ce que je trouve génial chez Tolkien, c'est qu'il imite les romanciers médiévaux. Lui aussi, quand il compose son roman, ne le présente pas comme une fiction mais comme l'édition d'un ouvrage bien réel,
Le Livre Rouge de la Comté, lui même compilation de sources plus anciennes. Gros clin d'œil de médiéviste aux Inklings et à ses lecteurs érudits !
