Je viens de lire
Tolkien et la Grande Guerre, de John Garth. Malgré une petite réserve, c'est globalement magistral. Garth s'est livré à un vrai travail d'historien, en allant voir une foule de témoins directs ou leurs descendants, en collectant correspondance et photographies inédites (dont celle, vraiment remarquable, qui sert de couverture), en allant jusqu'à dépouiller les registres des emprunts de la bibliothèque de l'Exeter College et en les comparant avec les dates des examens pour nous révéler, par exemple, que Tolkien s'y était pris au dernier moment pour certaines révisions…Il fait renaître littéralement le TCBS en croisant sa correspondance avec les affectations des quatre jeunes gens au moment de leurs enrôlements successifs. L'évocation d'Oxford pendant la Grande Guerre (vidée de ses étudiants, avec ses colleges parfois transformés en casernements), celle de la pression sociale sur les jeunes gens pour qu'ils s'engagent, la confrontation entre le goût victorien pour la "faërie" et la brutalité de la guerre industrialisée sont en soi passionnants, même si on n'est pas un tolkiendil. Garth se livre également à une analyse assez précise des premiers poèmes de Tolkien et essaie de montrer en quoi ses langues inventées comme ses premiers textes poétiques ont été influencés par la culture universitaire et littéraire du futur écrivain.L'évocation très précise de la période passée par Tolkien sur le front, reconstituée grâce au croisement de témoignages de survivants et de documents militaires, est fascinante et horrifiante.
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Garth note ainsi, à propos du rapatriement de Tolkien en Angleterre après quatre mois de combats sur la Somme : "Depuis son arrivée, le bataillon avait perdu près de six cents hommes : quatre cent cinquante blessés, soixante morts et soixante-quatre disparus." (Dont certains vaporisés par des obus ou ensevelis vivants sous les barrages d'artillerie, apprend-on ailleurs dans le texte.)
Passionnante également, la révélation de larges extraits de la correspondance du TCBS et l'évocation détaillée du destin de ses quatre membres. Ceux qui ont été tués, Rob Gilson et G.B. Smith, sont des figures difficiles à oublier : des jeunes gens sensibles, taraudés par la peur de la mort, et pourtant de vrais héros.
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Gilson, devenu borderline à cause des traumatismes de guerre, se fait tuer avant d'avoir sombré dans la folie à laquelle ses amis craignent qu'il ne cède. La figure la plus attachante, pour moi, reste celle de G.B. Smith : premier admirateur de Tolkien, poète dont Tolkien publia l'œuvre posthume après la guerre, il se montra courageux et ferme jusqu'au bout : touché par deux éclats d'obus, il gagnera l'infirmerie de campagne à pied, prendra encore le temps d'écrire une lettre à sa mère pour la rassurer sur ses blessures, et mourra quelques jours plus tard…
Outre le grand drame de la guerre, ce qui me frappe chez ces jeunes gens, c'est leur mélange d'érudition, d'orgueil et d'idéalisme. On pourrait les considérer comme d'insupportables pédants, et pourtant l'un d'eux, fidèle à leurs rêves de jeunesse, a bien fini par accéder à une notoriété mondiale.Malheureusement, et c'est là ma seule réserve, je suis un peu moins enthousiaste sur l'évocation des
Contes Perdus qui relève davantage d'une longue paraphrase que de l'analyse de cette œuvre de jeunesse. Heureusement, la fin du livre redevient passionnante parce que dans une longue postface, John Garth fait une dissertation où il évalue l'influence de la Première Guerre Mondiale sur l'œuvre de Tolkien, et compare cette œuvre avec celle des autres écrivains anglais ayant vécu le conflit, en dégageant sa singularité faussement réactionnaire.Au final, voici un essai qui nécessite au minimum de s'intéresser à la Grande Guerre et à son impact sur la littérature anglaise. Reste que pour des Tolkiendili, il est extraordinairement enrichissant.
Apostille sur la traduction :Il est de plus en plus d'usage de parler aussi de la qualité de la traduction, et ce n'est que justice. Malheureusement, si j'ajoute cette note, c'est parce que la traduction de ce livre m'a souvent fait tiquer. Johan-Frédérik Hel Guedj, le traducteur, n'est pourtant pas un débutant : il a traduit des dizaines de livres, écrit plusieurs romans publiés chez Julliard ou Grasset. On pourrait donc s'attendre à une traduction de qualité. C'est loin d'être le cas…Dès le début de l'ouvrage, j'ai été un peu gêné par le texte, qui sentait un peu trop la traduction littérale : la syntaxe anglaise affleurant dans la phrase française. Pas très gracieux, mais on s'y fait vite. On note aussi des coquilles, de ci, de là. Bon, péché véniel.Ca devient beaucoup plus gênant quand on aborde les (longues) citations des poèmes de jeunesse de Tolkien. Hel Guedj ne s'est pas embêté : traduction littérale, toujours. Mais comme la version française ne restitue pas la musicalité allitérative de l'original, ça devient très indigeste. En tout cas, quand on compare cela au travail très soigné de Christine Laferrière sur la traduction de
Sigurd et Gudrun ou de
La Chute d'Arthur, c'est assez piteux.Mais ce qui m'a fait bondir, c'est de trouver de loin en loin des fautes de français énormes ! Page 142, double massacre d'un vers de Tolkien et de l'imparfait du subjonctif français :
"L'Orme se vêtisse et se dévêtisse d'un million de feuilles"Page 245, une phrase absolument sans queue ni tête :
"Le 7 juin, le 11e Lancashire Fusiliers (qui n'avait plus été en service en première ligne depuis son arrivée à la crête de Messines, au sud d'Ypres : reprise de la stratégie des débuts de la Somme, un complet triomphe, précédée de trois semaines de barrage d'artillerie et de l'explosion de dix-neuf énormes mines."Page 291, double massacre d'une citation de l'historien Jay Winter et des accords français :
"De tels écrits (…) étaient pires que banaux : ils étaient obscènes."Je sais bien que l'erreur est humaine (je suis le premier à laisser passer de grosses coquilles, mea culpa), mais quand même ! Quelles fautes ! Il faut croire que Christian Bourgois Editeur, comme beaucoup de maisons d'édition, néglige désormais le travail… d'édition. C'est quand même dommage de plomber un si bon livre avec de telles sottises.