J'ai lu tout récemment le livre d'Alain Damasio, après une longue incursion dans les sagas anglos-saxonnes.D'un côté il y a le 10/10 de votre site, la myriade de commentaires élogieux, ici et ailleurs, et... les non moins nombreux commentaires exaspérés sur la prose et la pose de l'auteur, ses procédés pour inscrire la narration dans un environnement déstabilisant. Les glyphes en lieu et place des noms de personnages en font évidemment partie, mais il y en a d'autre : Damasio travaille la langue comme un sculpteur le marbre, et c'est assez rare dans le paysage de l'imaginaire français pour être souligné. À quoi tient la singularité d'un auteur? À mon sens, croire qu'elle s'ancre dans l'originalité d'un scénario ou d'une idée est un leurre, et fourvoie bien souvent les auteurs sur des chemins artificiels et finalement peu satisfaisants pour le lecteur. Quelques signifiés (la mort, l'amour, la naissance) pour un nombre infini de signifiants, propre à celui qui les exprime, c'est déjà ainsi que Freud décrivait la constitution des rêves dans l'inconscient. On peut sans doute le transposer à l'élaboration consciente d'une oeuvre : peu importe la prétendue originalité du scénario (et d'ailleurs, encore faudrait-il définir l'originalité...), la singularité naît d'une voix. Une voix, un auteur. Et le moins qu'on puisse dire, que celle de Damasio est "forte en gueule", à l'instar de l'un de ses héros les plus charismatiques, Golgoth, en contrepoint duquel Sov apporte un ton apaisé, distancié, réflexif. Certains diront que l'histoire de Damasio est originale. Il me semble qu'elle est tout le contraire (et tant mieux).Damasio prend une situation élémentaire, à tous les sens du terme. Dépouillée, d'abord, ramenée à l'essentiel : vingt-trois personnages, hommes et femmes, tramés les uns aux autres pour survivre. Leurs peurs, leurs désirs, leurs regrets, leurs amitiés, leurs haines. Elémentaire aussi parce que la poétique de Damasio naît en grande partie d'un travail patient sur l'écoute du vent, de ses sonorités, ses champs lexicaux, ses possibilités. Mais plus on avance dans le roman, plus ce travail se diversifie : minéral, végétal, aquatique, sont explorés jusqu'à tordre la langue en une musique qui n'est qu'à lui _ Damasio. Ce travail vaut le 10/10, sans aucun doute, mais aussi toutes les exaspérations : paradoxalement, je pense qu'il faut accepter de ressentir ces émotions contraires à la lecture de la Horde. J'ai attaqué le livre défavorablement prévenue, et irritée par avance de la posture très française de l'écrivain se sentant obligé de "faire du style" pour gagner ses galons dans l'estime critique et lectorale. Et de fait, j'ai été agacée ; pas seulement au début, mais régulièrement, car il est vrai que Damasio a une fâcheuse tendance à s'écouter écrire, tout comme Jaworski du reste. Est-ce à dire que c'est un travers des auteurs doués? Si l'on considère qu'il faut déjà en être capable, peut-être. Car mieux vaut être irrité par un style que de tomber dans des scripts de séries télé efficacement scénarisés, sans aucune ambition littéraire, et sous la justification bien commode de faire "fluide". Si le style fluide consiste à aligner avec une banalité consternante les usages les plus éculés des noms et adjectifs communs, alors je préfère définitivement être agacée. Mais la poétique "exaspérante" n'est pas la seule qualité de Damasio : elle correspond à un univers, un propos, et à mon sens c'est ce qu'il y a de plus fort dans le roman. De ce point de vue, le chapitre X ("Le siphon") est l'une des meilleures chose que j'aie lue depuis longtemps en littérature française contemporaine, tous genres confondus. Damasio ne se contente pas de la psychologie post-adolescente qui constitue le fond de bien trop nombreux romans de fantasy, y compris prétendument adultes. Il met en scène l'être humain confronté à la peur de mourir, de passer à côté de sa vie ; il pense la filiation, l'héritage, la transmission (d'un père à un fils, d'une horde à une autre).
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L'absurde traversée finalement circulaire peut faire figure d'"éternel retour du même", qu'on lui accorde la négation de la liberté ou au contraire, la volonté de s'affirmer, envers et contre tout.
Les relations érotiques entre les personnages sont traitées avec poésie et malgré tout sans détour. Combien d'auteurs de fantasy aujourd'hui sont capables de parler d'acte d'amour sans tomber dans une mièvrerie navrante ou une violence inutile? J'ai lu parfois que les personnages féminins de la Horde ramenaient la femme à un objet sexuel. Cela me semble faux : elles sont envisagées comme objet du désir des hommes, ce qui ne les empêche nullement de s'affirmer comme sujets pensant, et pensant vrai, avec force. Le personnage d'Oroshi est à ce titre l'un des plus bouleversants du livre.La Horde suscite des réactions contraires, des sentiments contraires ; il y a peut-être des longueurs inutiles, c'est vrai. Des maladresses, aussi, et un scénario trop souvent boiteux, émaillé de chemins qui ne mènent nulle part ( n'est-ce pas délibéré de la part de l'auteur?). Mais c'est un livre marquant ; je ne crois pas qu'on marche contre le vent de la même manière après l'avoir lu... Quand je l'ai refermé, je me suis dit que Damasio avait raison, que c'était cela qu'il fallait faire quand on voulait écrire : tracer un sillon, le creuser, encore et encore, y épuiser tout ce qu'on pouvait en tirer. S'approprier la langue pour en faire un élément constitutif de son univers. Encore une fois, bien peu en sont capables, vraiment capables.Il n'en reste pas moins que je regrette la posture de ceux qui encensent le livre avec ou pour avoir le sentiment "d'en être" : de ceux qui apprécient la littérature, le beau style, les oeuvres percutantes, qui ont souffert leurs 700 pages pour pouvoir crier au génie. C'est le problème de ce genre d'oeuvre : "to the happy few"? Flatter l'ego de son lectorat en tombant volontairement dans l'âpre, l'abscons, dictionnaire des synonymes le plus pointu brandi à tout-va, le "je-suis-agrégé-de-lettres", "j'ai-lu-Deleuze", etc... Même s'il peut en donner l'impression, le livre de Damasio vaut mieux que cela. Il recèle une force désarçonnante, qui prend bien souvent à la gorge. Pour ceux qui seraient rebutés par le style, persévérez. Cela vaut le détour. À mon avis.