Posté : jeu. 17 févr. 2005 17:36
Allez, presqu'un mois sans nouveau message dans ce sujet, ça ne va pas du tout !
Ca tombe bien pour le remonter, puisque publication cette semaine d'un ouvrage très intéressant de nul autre que Pierre Vidal-Naquet !
Article du Monde :



Du "Timée" et du "Critias" de Platon est née la fable d'une île-continent, engloutie lors d'un cataclysme légendaire. Pierre Vidal-Naquet dissèque les aléas du mythe, otage des délires idéologiques comme des rêves de poètes.L'ATLANTIDE - Petite histoire d'un mythe platonicien de Pierre Vidal-Naquet. Les Belles Lettres, "Histoire", 216 p., 18 €. En librairie le 15 février. Lorsque Platon lança, dans les années 350 av. J.-C., "comme on lance un projectile dont on ne sait où il retombera", le mythe de l'Atlantide amorcé dans le Timée et poursuivi dans le Critias (1), il n'imaginait sûrement pas que la course en serait si longue et qu'une science douteuse s'emparerait de son récit pour transformer la fable philosophique et politique en réalité d'histoire, voire d'archéologie. Car c'est bien là toute l'ambiguïté de l'Atlantide que d'avoir été si tôt vidée de son caractère purement littéraire et philosophique pour être confrontée à on ne sait quelle réalité fantasmatique. C'est à partir de ce constat - toujours valable - que Pierre Vidal-Naquet s'est intéressé à l'appropriation du mythe par une foule de littérateurs, érudits, historiens, illuminés parfois, et à l'usage qu'ils en ont fait. Car si l'on s'est tardivement et assez peu intéressé à la portée politique du mythe, et à ses origines littéraires, on a abondamment glosé sur ce qu'on pourrait appeler l'archéologie de Platon. Mythe platonicien, l'Atlantide n'est certes pas sans ancêtres, car on y reconnaît sans peine un pastiche d'Hérodote dont les descriptions fabuleuses de Babylone et d'Ecbatane, le luxe de détails admirables sur l'Egypte, ont nourri et inspiré Platon. Mais cette inspiration littéraire ne se fonde évidemment sur aucune archéologie troyenne, crétoise ou cycladique. Dès 1779, Giuseppe Bartoli, dans un Essai sur l'explication historique que Platon a donnée de sa République et de son Atlantide (titre abrégé du livre publié à Stockholm), expliquait que cette pure fiction permettait à Platon de placer face à face dans un temps mythique une Athènes idéale (Athènes 9 000 ans plus tôt) et l'Athènes corrompue, impérialiste et détestée de lui, masquée sous le nom d'île des Atlantes. En somme, dans toute cette histoire, il n'y avait bien que "des Athéniens, des Athéniens toujours, des Athéniens de tous les côtés" (Bartoli) !Pierre Vidal-Naquet suit à la trace, de l'Antiquité à nos jours, l'usage du mythe, car c'est dès l'Antiquité que se font jour des interprétations "réalistes" (Philon, Ammien Marcellin), même si c'est parfois avec une pointe de scepticisme (Pline), lorsque se perd en réalité la capacité à analyser le processus narratif du texte pour n'en garder que le contenu brut. Une lecture littérale du Timée conduit ainsi Cosmas Indicopleustès (VIe siècle après J.-C.) à insérer les données du mythe dans la tradition biblique du Déluge.Après une longue coupure médiévale, l'Atlantide déboule en force avec la traduction du Critias par Marcile Ficin en 1485. La question n'est plus de savoir si l'Atlantide a existé, mais où ! Et l'Amérique ne serait-elle pas un bout miraculeusement préservé du continent englouti ? suggèrent les Espagnols. Comme il devait à l'origine toucher à l'Espagne, cela ne justifie-t-il pas les droits du Roi catholique sur le Nouveau Monde ? Comme le souligne Pierre Vidal-Naquet, "pour l'honneur de l'esprit humain", il existe heureusement des José de Acosta pour écarter ce fatras et garder raison.Mais il n'y a alors pas de grand esprit qui n'aborde la question de l'Atlantide, de Michel de Montaigne et Juste Lipse à Francis Bacon et Olof Rudbeck, l'une des figures majeures de l'enquête. Si beaucoup hésitent sur la localisation, Rudbeck, lui, a trouvé : ce ne peut être que la Suède, où Atlas, fils de Japhet, a fait souche. Malgré l'écho considérable de sa démonstration, d'autres opinions subsistent, trouvant aux Canaries le résidu d'un continent que beaucoup continuent de placer un peu à l'ouest des colonnes d'Hercule, c'est-à-dire du détroit de Gibraltar.Le plus remarquable est la capacité des savants à intégrer le mythe platonicien dans une histoire biblique érigée en histoire universelle.Et pourtant, comme le souligne Vidal-Naquet, Platon faisait remonter son récit à plus de 9 000 ans, bien au-delà du temps admis pour la Création.Avec les Lumières, le fantastique est partout, malgré les mises en garde de rares esprits lucides comme Nicolas Fréret ("il ne faut regarder tout cela que comme une fiction philosophique"). Rien n'y fait, et la course errante de l'Atlantide reprend, l'astronome Bailly (le premier maire de Paris) la place au Spitzberg, le théosophe Fabre d'Olivet la fait revenir en Amérique et enrichit le mythe d'un tel luxe de détails et de personnages qu'il "construit un monde monstrueux qui se déploie dans une histoire entièrement fictive". Dans le même temps, le mythe vient au secours des nationalismes, en Italie comme en Irlande, où tradition biblique, mythe celtique et Atlantide fusionnent sans difficulté apparente.L'Atlantide devient aussi un thème romanesque (Pierre Benoît ne croit cependant nullement à quelque fondement historique du mythe), tandis que des savants montent à l'assaut de la légende. Sans grand succès, il faut l'admettre, puisqu'on observe au contraire un retour en force des œuvres délirantes sur l'Atlantide, notamment en Allemagne après la défaite de 1918. Voici par exemple l'idéologue de Hitler, Alfred Rosenberg, qui fait des Atlantes les ancêtres des Germains, tandis que le pasteur nazi Jurgen Spanuth en trouve même la capitale dans la minuscule île d'Heligoland, au large de Cuxhaven ! Est-ce par dérision envers ces élucubrations que le compositeur juif Viktor Ullmann composa, dans le camp-ghetto de Terezin, sur un livret de Peter Kion - tous deux disparurent à Auschwitz en octobre 1944 - un opéra intitulé Der Kaiser von Atlantis ? L'Atlantide y devenait l'image d'un Etat totalitaire, et l'œuvre, naturellement, fut interdite.On le voit, l'enquête de Vidal-Naquet conduit le lecteur sur bien des chemins, captivants parce qu'ils disent l'irrationnel de l'esprit humain face à la puissance évocatrice de l'invention platonicienne. Face à tant de spéculations, inutile d'introduire le rationnel, et, sur ce point, l'auteur ne nourrit aucune illusion ; l'histoire du mythe qu'il décortique si bien a encore de beaux jours devant elle, car l'entrée de l'Atlantide parmi les thèmes favoris de l'occultisme et de la théosophie, réalisée à la fin du XVIIIe siècle avec Fabre d'Olivet, renforcée par l'Américain Ignatius Loyola Donnelly dans le dernier tiers du XIXe, fait désormais échapper le mythe à ses origines pour le promouvoir dans le cadre privilégié d'une réflexion sur les origines de la civilisation.Or, dans cette "réflexion", les mots sont codés, et l'on brasse les idées pour elles-mêmes sans se soucier le moins du monde des éléments scientifiques qui pourraient la nourrir. Sous l'apparence d'une histoire positiviste, Donnelly diffuse ses délires obsessionnels que ses adeptes considèrent comme autant d'évidences acquises. Dans ces conditions, on devine que ce n'est pas demain que le mythe sera rendu à l'image et à la poésie, selon le souhait de Pierre Vidal-Naquet.Sauf pour ses bienheureux lecteurs.Maurice Sartre(1) On peut en suivre le récit dans l'édition bilingue du Critias (introduction de Jean-François Pradeau, Les Belles Lettres, "Classiques en poche", 1997).Signalons, de Pierre Vidal-Naquet, la réédition du Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec (La Découverte, "Poche", 492 p., 13,50 €).