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J’aurais peut-être dû préciser, en incipit, qu’il n’est pas bon de trop coller au texte. J’ai volontairement choisi des termes excessifs afin de ne pas alourdir inutilement avec la gravité. L’exagération est aussi une façon de ne pas me prendre trop au sérieux. Cela engage le lecteur à un petit effort de distanciation. C’est un risque que je prends, car souvent la mauvaise foi se base sur une lecture primaire pour avancer ses pions. Mais si j’accepte de m’exposer aux attaques des médiocres, c’est dans l’espoir d’un débat autrement plus enrichissant, face à des interlocuteurs ayant compris le sens de mes textes. On peut regretter que l’échange soit si compliqué, mais il faut voir les avantages qu’il comporte. La pensée se déroule, telle la langue d’un bœuf reconnaissante, à condition de disposer du champ nécessaire. Pour l’oralité se pose immédiatement la question de la limite : les interventions des comparses décident au fur et à mesure de la direction du débat. Celui-ci bifurque sans cesse, chaque fois influencé dans sa direction par une nouvelle idée. La cadence de l’oralité est tout autre que celle de l’écrit: plus rapide, donc moins exacte. L’image est encore plus rapide, même si par certains côté elle se rapproche plus de l’écrit. A mon avis, c’est l’écrit qui permet le plus d’expansion. Le problème est qu’il requiert, comme je l’ai déjà dit, une capacité de recul. Apparemment, certaines personnes n’ont jamais réfléchi à la diversité des modalités de l’échange. Elles abordent le texte et le forcent de manière à ce qu’il « parle », comme s’il n’était que le plaquage d’un discours prononcé de vive voix. Comment s’étonner alors que tout ce que le texte ne dit pas expressément, mais suggère (avec finesse, espérons-le) directement à l’esprit du lecteur, ne soit pas remarqué ? Il y a un autre problème, celui du blocage instantané de la réflexion chaque fois que l’on ne s’agenouille pas devant la nouvelle idole de la génération Harry Potter (et qui inclut – chose inquiétante – aussi les parents…).Qui sait si quelqu’un ne s’amusera pas à faire un historique des thèmes soulevés au cour des débats sur le film ? Celui-là ne manquera pas de constater une surdité persistante de part et d’autre des factions en présence (factions non figées). L’exemple du mercantilisme nous aidera à le comprendre.Les amis de PJ (appelons-les ainsi pour simplifier) considèrent que l’attitude des intégristes (pour simplifier) est dictée, en définitive, par une intolérance congénitale à tout ce qui touche au mercantilisme. Leur raisonnement, pour autant que l’on en admette les postulats de base, est implacable : le film a marché – donc il est bien ; le film a marché – donc il a rapporté gros ; ce qui est bien rapporte gros – il n’y a aucun mal à cela. Pour connaître le discours qu’ils opposent aux intégristes, il suffit simplement de renverser chacune des propositions, et démontrer qu’il est absurde de vouloir un film qui ne se vendrait pas – et qu’en outre, un tel film ne serait pas bon. Dans le camp opposé, on découvrirait un phénomène analogue – mais en moins stéréotypé, du fait de la plus grande rareté statistique des attitudes foncièrement hostiles au film. L’intégriste compile une sorte de bilan – très subjectif au demeurant – des qualités et des défauts du film. Il parvient ensuite à la conclusion que les qualités découlent intégralement des défauts. Trouver des qualités, c’est enfoncer le film. Les deux logiques discursives sont évidemment inconciliables. Elles ne se touchent jamais, et finissent par former un cercle vicieux d’où rien de constructif ne peut sortir. La question du mercantilisme n’a ainsi guère avancé depuis le premier jour où il fut question de faire un film. Jamais personne ne s’est mis d’accord là-dessus sur quoi que ce soit ! Prodigieux, admettons-le ! Mais cela n’a pas l’air d’incommoder grand monde. On peut débarquer sur un forum, dire ce que l’on veut, et l’on vous répondra la bouche en cœur ce que l’on vous répondait déjà il y a deux ans ! Bien entendu, nous sommes nombreux à l’avoir compris. On ne s’étonne plus, aujourd’hui, de rencontrer dans un chat ou un forum, des considérations parfaitement naïves sur le film. L’on voit d’un premier coup d’œil que les films ne sont pas encore perçus comme un ensemble solidaire avec chacune de ses parties. Certains l’analysent encore comme un ensemble de pièces séparées. L’exercice le plus commun consiste à détailler le film morceau par morceau, puis à cocher les cases vous avez aimé / vous n’avez pas aimé dans un questionnaire mental préétabli. Ceux qui procèdent de cette manière se condamnent à un porter un jugement tout relatif. L’on voit mal en effet comment l’on se mettrait d’accord sur les points du film à examiner ainsi qu’au coefficient d’importance qu’il leur reviendrait. Mais en vérité, un jugement est déjà porté lorsque l’on s’adonne à l’adition des plus et des moins. Ce jugement, inconscient, part du principe de l’autonomie – l’autarcie devrait-on dire – du film et partant, de l’autonomie de la critique du film par rapport à l’œuvre.Audace de la rhétorique ! Un film s’appuie de tout son poids sur une œuvre géniale, mais nous devrions lui attribuer tout le mérite en ce qu’il a de bon et toute notre indulgence pour ce qu’il a de mauvais ? Mais alors, que peut-il avoir de mauvais s’il n’existe plus de référent ? Si l’œuvre de Tolkien n’a plus à être prise en considération, la critique du film devient ce qu’elle est déjà pour tant d’autres films. « Me suis-je assez diverti ? » : un seul critère de jugement légitime. Peut-être quelque connaisseur de cinéma va considérer telle prise de vue; tel autre qui connaît la Nouvelle-Zélande va rechercher une trace de déjà vu; un troisième, fol amoureux de Tyler, ira voir le film plus d’une fois ? Tout va bien ! Y z’ont le droit ! Hein, quoi ? Comment dites-vous ? Tolkien ?!? Nan ! Ca n’a rien à voir ! Aucun rapport ! On comprend mieux pourquoi les intégristes sont portés à parler de l’esprit de l’œuvre. Non pas parce qu’ils sont moins bêtes que les veaux en mal de divertissement, mais parce qu’ils se placent d’emblée dans la perspective de l’œuvre. Ils ne veulent en aucun cas escamoter le texte – ils considèrent que tout part du texte, et qu’il est juste que tout y revienne. S’il n’est pas simple de définir l’esprit d’une œuvre littéraire, du moins de la définir en détail, il faut reconnaître que l’intuition de son existence est vraie. Comme il est vrai que la question d’un rapport de cet esprit à l’air du temps, rapport qui ne peut être, selon moi, que de conflictualité, se pose impérativement. Sans revenir sur la contradiction que porte Tolkien dans un monde en voie de marchandisation, on peut quand même se demander si sa récupération pouvait tarder longtemps. L’on voit bien, aujourd’hui, avec quelle rapidité les symboles de la subversion sont frappés de caducité. Au nom de quel interdit, de quelle obligation morale, Tolkien en serait-il protégé ?Attention ici à ne pas se méprendre sur le sens de cette récupération. Il ne s’agit assurément pas d’un complot de l’ombre, avec chef d’orchestre qui tire les ficelles dans les coulisses. En réalité tout se fait naturellement, les intérêts des uns et des autres s’imbriquent automatiquement, sans aucune intelligence globale des choses. C’est un processus d’ordre cybernétique, qui semble hors de portée des volontés individuelles, et instigue à un certain fatalisme. A la pensée unique. L’exemple du mercantilisme nous a menés très loin. En lui-même, il explique très peu de choses. Mais il a cet avantage d’être relativement tangible, un peu comme l’argument du pétrole dans la guerre d’Irak. On se moque avec tant d’arrogance des reproches de mercantilisme faits à PJ que ça en devient un automatisme. Nous voulions montrer que le débat n’aura pas lieu tant que la majorité des intervenants n’accepteront pas de faire l’effort de distanciation nécessaire par rapport aux critiques du film.Tous doivent accepter de se placer dans la perspective de l’œuvre, sinon quoi ces forums se dégraderont en espace de commérages stériles. L’exemple des fans club voués à l’adoration obsessionnelle de telle star nous en dit long sur les risques que nous courrons : la bondieuserie de grand-mère ou l’infantilisme décervelé. Nous allons réussir l’exploit de faire tenir ensemble l’un et l’autre. Il est temps d’en finir avec la pensée unique, avec les mugissements ignares de bovins qui ne savent même plus qui ils sont et ce qu’ils font là. On dit qu’ils sortent des cinémas pour entrer dans les librairies…Pour avoir acheté trois livres, ils sont maintenant gonflés à bloc.Et ils meuglent, et ils meuglent, et ils meuglent…Meuh ! Meuh ! Meuh ! Jackson ! Meeeeeeeuuuuuuh ! Meu-eu-euuh ! Meuh !De plus en plus fort.Laura Foville